vendredi 20 septembre 2013

Les Noces de Figaro à l'Opéra Bastille le 7 octobre 2012 http://www.culture.paris-sorbonne.fr/blog/les-noces-de-figaro-opera-bastille-7-octobre-2012/#Bernat

Les Noces de Figaro à l'Opéra Bastille le 7 octobre 2012
ma critique de ce spectacle:



Que le spectateur épris de mises en scène novatrices et iconoclastes des opéras du patrimoine se garde d’aller à l’Opéra de Paris pour y voir les Noces de Figaro de Mozart[i] ! Il s’agit d’une mise en scène de l’œuvre qu’on pourrait dire « classique ». On n’y trouvera pas en tout cas de transposition de l’action en un autre lieu ou en un autre temps. Nous sommes bien à Séville et Figaro et Suzanne sont bien les serviteurs du Comte Almaviva et de son épouse la Comtesse. L’intrigue – fidèle à la comédie de Beaumarchais[ii] – résumée au plus simple est la suivante : le Comte a l’intention de profiter du droit de cuissage sur Suzanne qui va se marier avec Figaro. Evidemment, les serviteurs de même que la Comtesse n’y entendent pas de cette oreille. Le projet du Comte sera finalement déjoué.
Figaro, qui devrait être expert en manigances et intrigues (comme en témoigne son air du premier acte « Se vuol ballare »), se révèle moins habile que sa promise Suzanne tout en fraîcheur, en habileté instinctive – on ne peut pas s’empêcher de l’adorer. Comme l’écrit Jean Starobinsky, « en chacun des actes (…) Suzanne occupe une position centrale. »[iii]. C’est elle qui, souvent, fait avancer l’intrigue de manière décisive. On prétend parfois que cet opéra, fruit de la collaboration entre Mozart et Da Ponte, aurait perdu sa portée politique et sociale par rapport à la pièce dont il est tiré. On peut lire, par exemple : « L’intention satyrique et sociale de la comédie a été quelque peu trahie par le librettiste, mais l’opéra y gagne en charme et en fraîcheur. »[iv] Le spectateur pourra se rendre compte que les Noces ne sont pas sans force critique : nous avons déjà cité le premier air de Figaro qui n’est pas sans rappeler les réflexions de Mozart lui-même : « C’est le cœur qui rend l’homme noble, et si je ne suis pas comte j’ai peut-être plus d’honneur chevillé au corps que bien des comtes ; et valet ou comte, du moment qu’il m’insulte, c’est une canaille » (1781)[v]. La scène finale où la servante et sa maîtresse échangent leurs vêtements afin de piéger le Comte ne conduit-elle pas à se représenter qu’en somme elles sont égales ? Et l’égalité n’est-elle pas la notion motrice des révolutions de la fin de XVIII° siècle[vi] (dont celle qui se prépare subrepticement alors en France) ?
La mise en scène de ce chef d’œuvre – qui est chef d’œuvre grâce au livret tout aussi bien qu’à la musique – date en fait des années 1970 et est signée Giorgio Strehler (1921-1997). Du coup, assister aux Noces à l’Opéra Bastille, c’est aussi pouvoir avoir un témoignage de l’histoire de la mise en scène. Strehler était animé par l’idée d’un certain théâtre : « Cette idée, transmise de Copeau jusqu’à Vilar était celle d’un théâtre populaire. »[vii]
Grâce à cette mise en scène, les personnages nous sont accessibles et leurs préoccupations, leurs sentiments, leurs égarements passionnés ont à voir avec les nôtres. Strehler disait : « Il y a une universalité chez Mozart qui doit apparaître sur la scène »[viii]. Même le Comte n’est pas jeté dans une distance de « classe », comme l’ennemi à abattre, loin des mouvements communs des cœurs. A son égard, Strehler affirmait : « le Comte est un homme qui naît dans une certaine société, au seuil de la Révolution française. (…) le Comte déborde ces problèmes de classe pour incarner l’humain. Nous tous, nous nous trompons, nous sommes trompés, nous tous, nous sommes illogiques, jaloux… »[ix].
La musique de Mozart est à la fois savante et « populaire » ou, pour être plus précis, disons qu’elle autorise une authentique mise en commun puisque ses airs contiennent des mélodies que l’on retient, que l’on peut « emporter » avec soi par conséquent, et se les chanter à loisir hors de l’opéra. Merveilleux art que l’opéra qui permet une appropriation par le spectateur au plus intime de lui-même : de sa mémoire, de son imagination, de son désir. Le désir justement trouve une incarnation attachante dans le personnage de Chérubin rallumé par n’importe quelle présence féminine, ce qui donne lieu à l’un de ces airs inoubliable : « Non so più cosa son » (acte I). Mozart est sans le savoir parfaitement en phase avec les exigences de Jean-Jacques Rousseau concernant l’opéra : « Après un bel Air, on est satisfait, l’oreille ne désire plus rien ; il reste dans l’imagination, on l’emporte avec soi, on le répète à volonté ; sans pouvoir en rendre une seule Note on l’exécute dans son cerveau tel qu’on l’entendit au Spectacle ; on voit la Scene [sic], l’Acteur, le Théâtre ; on entend l’accompagnement, l’applaudissement. »[x] Mozart cultive aussi les ensembles où, comme cela ne peut avoir lieu dans le théâtre parlé sans invraisemblance (le texte de chacun ne se superpose généralement pas à celui de l’autre), les chanteurs chantent souvent en parallèle les uns des autres, formant harmonie avec des textes – et des intentions – dissemblables. Mozart n’aurait-il pas saisi au plus juste – par la musique – l’étrange cacophonie et la gesticulation, auxquelles nous ne cessons de donner lieu, réunies pourtant dans un « ensemble » social ?
Lors du spectacle en tout cas, on apprécie le geste juste des chanteurs, la lisibilité parfaite de l’œuvre et de son intrigue. L’opéra est parfaitement chanté. Une mention spéciale pour la chanteuse Emma Bell dans le rôle de la Comtesse dont la voix sonore semble remplir miraculeusement l’espace de sa chaleur. On a globalement affaire à des chanteurs-acteurs – ce que requiert l’opéra mozartien qui n’est nullement destiné à la seule mise scène de belles voix valant pour elles-mêmes. L’orchestre de l’opéra de Paris, dans la fosse, dirigé par Evelino Pido, déroule sa sonorité veloutée sans cultiver des contrastes accusés. Le spectacle est fortement applaudi par les spectateurs finalement reconnaissants de ce beau moment de théâtre et de musique. - Laurent Bernat

[i] Création : 1786.
[ii] Le Mariage de Figaro, 1784. Le livret des Noces de Figaro, en italien, est signé Lorenzo da Ponte.
[iii] Starobinsky Jean, « Sur la circulation des personnages et des objets dans les Nozze di Figaro », programme des Noces de Figaro édité par l’Opéra de Paris, saison 2012-2013, p. 66.
[iv] Le Petit Robert des noms propres, édition revue de 2004, article « Les noces de Figaro ».
[v] Programme des Noces de Figaro édité par l’Opéra de Paris, saison 2012-2013, p. 52.
[vi] 1783 : fin de la guerre d’indépendance aux Etats-Unis. 1789 : Révolution française, dont le Mariage agite certaines des idées comme dans une préparation non consciente.
[vii] Strehler, Giorgio, « Mozart, universel et humain », programme des Noces de Figaro édité par l’Opéra de Paris, saison 2012-2013, p. 37.
[viii] Programme des Noces de Figaro édité par l’Opéra de Paris, saison 2012-2013, p. 38.
[ix] programme des Noces de Figaro édité par l’Opéra de Paris, saison 2012-2013, p. 38.
[x] Rousseau, Jean-Jacques, Dictionnaire de musique, article « Air » (Volume V des Œuvres complètes dans la collection de la Pléiade).